mardi 3 février 2015

Accusé (Episode 10)

rappel, l'extrait suivant est issu du journal intime d'adolescence du héros).

Episode 10: Tous les chats sont gris

On discutait de films quand le grand frère de Chloé est venu la chercher. Il a discuté un peu avec nous et puis il a regardé Lydia sans dire un mot pendant tout le temps où sa sœur s’habillait. JC bouillonnait, mais Geoffrey et moi on faisait notre possible pour lui parler de Jurrassic Parc 3 qui sort l’année prochaine. Il faut dire que, si ce couple-là n’était pas une évidence pour tous ceux qui les connaissent, Lydia est magnifique. Et ses nichons, tu n’as pas idée, JC nous les a déjà décrit en détail. Geoffrey a vraiment réussi à détourner l’attention, parce qu’il en a profité pour nous montrer le nouveau portable que sa mère lui a prêté. On envisageait d’ouvrir les Pages Jaunes et d’appeler n’importe qui, mais personne ne savait comment cacher un numéro, alors on a décidé de sortir faire quelques conneries dehors.

On s’est sacrément bien marrés. La plupart du temps, on se cachait à un coin de rue, et celui ou celle qui était désigné devait courir jusqu’à une porte, sonner et se barrer avant que les habitants ne voient qui que ce soit. Moi, j’ai eu de la chance, une des maisons était vide, et on ne m’a pas vu pour la seconde. On a fait un grand tour du quartier, et on a même utilisé quelques pétards Bison, ceux qui te ramènent directement une heure de colle au bahut. Il y a quand même eu un moment bizarre quand on est arrivés dans la rue derrière chez Aude. Elle nous a montré l’enclos d’un énorme chien que ce voisin utilisait pour faire chier tout le quartier. Et là, avec JC, ils ont quand même pas eu les jetons de balancer des pétards dans l’enclos ! J’essayais de ne pas être le premier à courir, mais j’imagine que si le gars était sorti de sa maison, on aurait passé un sale quart d’heure. J’essayais de rester avec Gwen, qui a adopté une attitude pour laquelle elle fait semblant de me voir. On avait même séparés les groupes à un moment, et elle s’était exprès mise dans l’autre sans un regard.

Arrivés à la maison d’Aude, on a retrouvé Geoffrey qui balisait d’avoir perdu son chapeau à mille francs, alors qu’en fait il l’avait laissé sur le canapé. On s’est installés et les autres ont voulu refaire un poker, mais les filles n’en voulaient pas. Evidemment, tu imagines, elles voulaient danser. On a eu un gros débat sur les discothèques (conclusion, on a tous hâte d’aller y faire un tour mais pour des raisons différentes), et on a fini par mettre la musique avec un gros volume. Mon plan habituel de « je reste assis et je vous regarde » n’a pas marché très longtemps, parce que tout le monde devait participer. C’est Aude elle-même qui est venue me chercher, alors je n’ai pas résisté d’autant que ça faisait quelques minutes que je ne la quittais pas des yeux. Et Gwenaëlle alors ? Je ne sais pas, autant elle a semblé aventureuse au cours du repas, autant elle était distante ensuite. Je décidais de ne pas y penser en me laissant bercer pour le moment. On a quatorze ans putain, si je n’ai pas le droit d’essayer d’embrasser la moitié du monde (les filles, quoi) c’est qu’il y a quelque chose qui cloche. Enfin, avec Aude c’est toujours spécial aussi. Elle est venue m’appâter, pour aussitôt retourner à sa conversation avec Geofffrey ! Je me demande si ce petit saligaud n’est pas aussi sur le coup, l’air de rien.

Inévitablement, on a dansé sur tous les tubes (et un sacré nombre que je ne connaissais pas), en enchaînant les chorégraphies. Là, ça a été difficile, parce que les filles arrivaient à se synchroniser et à faire des trucs de fous, tandis que moi (et Cédric pareil) j’étais perdu. Mais bon elles sont venues nous aider, et à la fin de deux ou trois morceaux qui se ressemblaient, on était tous ensemble, c’était cool. Même si la danse, ce n’est vraiment pas mon truc, personne n’avait l’air de trop se moquer. Après que nos CDs aient été terminés, Aude a mis la télé, elle a une chaîne spéciale sur le câble avec des clips de tubes modernes. Et qui dit tubes… dit aussi slows. Passé 23 heures, il y en a eu plusieurs. Au début, tout le monde est gentiment retourné s’asseoir en quatrième vitesse. Tout le monde sauf JC et Lydia, qui se chuchotaient des trucs à l’oreille.

Ca devenait gênant, alors Aude s’est levée, et s’est avancée vers moi… C’était comme un rêve, sauf que évidemment, elle a demandé à Geoffrey, assis à côté de moi, s’il voulait bien danser. Mortifié, je ne me suis levé que vers la fin de la chanson pour aller demander la main de Gwenaëlle. Qui a dit oui ! J’étais fier. Bien entendu, ça n’a duré que quelques secondes, mais je me sentais apaisé ! Et puis ce n’était pas un slow comme dans les colonies de vacances. Non, on était vraiment dans les bras, avec sa tête appuyée contre mon épaule ! Je pouvais sentir son parfum, et c’était magnifique, tu imagines. Une senteur orangée, quelque chose de frais, de la cannelle… Sa robe exhalait le neuf, de cette odeur que je pourrais renifler à m’en rendre malade. Et la peau se ses bras, douce comme du velours ! J’étais en transe. A la fin de la chanson, j’ai essayé de faire abstraction de tout ce qui nous entourait (des baisers mouillés, à l’évidence). Gwen m’a regardée dans les yeux,  et elle s’est un peu avancée. Je suis sur que j’aurais pu l’embrasser, juste là.

Mais en fait JC était déjà à côté de nous, il voulait absolument danser avec Gwen pour la prochaine chanson. Quel connard ! Non seulement il passe la moitié de la soirée dansante avec la langue dans la bouche de Lydia, mais il vient m’interrompre au pire moment ! D’ailleurs Gwenaëlle ne s’y est pas trompée. Pour le punir, elle a fait un rapide pas de côté et s’est presque jetée sur Cédric. Surpris, il en a quand même bien profité. J’ai laissé passer Céline Dion pour grommeler dans mon coin, avant de dire oui à Mélanie, qui ne pouvait pas mettre sa tête contre mon épaule, puisqu’elle était beaucoup plus grande que moi. A la place, on avait presque les têtes qui se touchaient, c’était… Intéressant ! Mélanie, qui m’avait percée à jour, m’a demandé si j’avais vu Geoffrey et Aude s’embrasser. La réponse était non, j’étais trop absorbé, mais là ça dépassait les bornes ! Rétrospectivement, j’aurais du rester avec Aude dès le départ ! Mes plans ont changé, d’ailleurs depuis je me suis promis de détester Geoffrey, et c’est con parce qu’on s’entend bien d’habitude.

A la télé, les pubs étaient de plus en plus chaudes ! Cédric, JC et moi avons soudainement montré plus d’intérêt pour la télévision. Aude a vite décidé que les clips, c’était terminé. Elle a proposé mon jeu préféré pour les fins de soirée, un Action/Vérité. Tu sais, celui où on te pose la question, Action ou vérité. Il faut choisir avant même que les autres décident quel sera le défi ! Tu comprendras facilement pourquoi, dans ce petit groupe, je choisissais toujours Action (même si je faisais semblant de prendre Vérité de temps en temps pour changer d’avis au dernier moment). Pourtant, on n’a pas eu le temps d’arriver jusqu’à moi. Lydia a répondu à une question, Cédric a tenté de s’embrasser le coude (héhé, impossible) mais arrivé à Geoffrey, il a proposé qu’on aille se coucher. Petit con ! Enfin, je ne l’ai pas dit. Je n’étais pas fatigué pour un sou, mais on est quand même tous allé dans nos chambres respectives.

On a dormi dans nos sacs de couchage avec des petits matelas gonflables. C’était fun, j’étais dans celui qui était le plus proche de la porte. Au début, on a voulu faire des farces aux filles, mais personne n’arrivait à se décider : si on débarquait pendant qu’une d’entre elles se changeait, on allait se faire lyncher. Non, on a joué la sécurité en prévoyant de débarquer tôt dans leur chambre pour y faire une bataille de polochons. A la place, on a décidé de se raconter quelques blagues et des histoires à faire peur. On a donc baissé le volet jusqu’en bas, pour ne laisser filtrer aucune lumière. Je n’en menais pas large, tu imagines. Les histoires des autres étaient nulles (et moi je n’avais carrément rien qui venait), donc on a voulu faire un jeu, mais Cédric (ou JC ?) dormait déjà, donc on s’est tous alignés. J’étais plus crevé que ce que j’imaginais au départ, mais j’ai pris une éternité pour m’endormir. C’était une transe bizarre, dans laquelle j’avais l’impression que le monde entier passait à côté de moi pour entrer et sortir de la chambre. Une fois, la porte était ouverte pour de bon, le reste n’était que des rêves. 

mardi 20 janvier 2015

Accusé (Episode 9)

(rappel, l'extrait suivant est issu du journal intime d'adolescence du héros).


Episode 9: Retour en adolescence

02/11/2000
Cher journal, je sais, je n’ai pas parlé de la journée d’hier, mais il n’y avait rien à en dire : j’ai profité de ce mardi de vacances pour dormir dès que je le pouvais. Les évènements de la nuit chez Aude étaient trop présents dans mon esprit. Je pense que rétrospectivement, j’ai sans doute fait une connerie, mais je raconte tout à l’envers. J’ai peut-être brisé ma promesse pour Aude mais… Enfin, revenons sur un Wonder-Weekend !

Revenons même à vendredi dernier, parce que même si je ne l’ai pas écrit alors (la demi-finale de Koh-Lanta, c’était quand même quelque chose !), il y a eu un petit évènement. Comme d’habitude, j’ai fait le trajet du retour du collège (on avait Christensen de 4 à 6 : la pieuvre !) avec Aude. Elle ne disait pas grand-chose, et elle n’a pas voulu lâcher le morceau avant qu’on arrive au carrefour. Mais là, elle m’a dit qu’elle avait quelque chose d’important à m’annoncer. J’ai tout de suite eu des sueurs froides, avec l’estomac tordu comme une vieille serpillère. J’étais sûr qu’elle avait trouvé un de mes poèmes, qui trainent partout. Ou pire, un dessin. Ou pire, toi, cher journal. Bref j’avais un peu les jetons, à cause de notre espèce d’entente : aucun de nous ne devait évoquer ses sentiments, surtout moi (avec le fiasco de l’année dernière, on se demande pourquoi). Et voilà qu’elle me dit qu’elle ne voulait pas m’inviter à Halloween (merci Aude !) mais qu’elle l’a fait parce que nous sommes de supers amis. Alors elle et Gwenaëlle avaient une promesse pour moi : de ne pas tenter de sortir avec l’une d’elles durant la fête. Bon, à toi je peux le dire, je savais que je mentirais avant d’ouvrir la bouche. J’avais dit à tout le monde que j’y allais. Et puis, ces derniers temps, Séverine (c’est bon, elle s’est mise à côté de moi en allemand !) m’occupe beaucoup.

Bref donc comme j’ai menti tout de suite, je n’y pensais plus (typique de mes devoirs de français). Je ne pensais plus non plus à mon déguisement, ce qui fait qu’au dernier moment, j’ai dû emprunter toute la panoplie de plongée de Marc. Lui n’y venait pas, à la fête, alors il attend toujours mon rapport (et il ne sera pas déçu) ! Je suis arrivé juste en retard, déposé par ma psychotique de mère qui a râlé tout le chemin sur la petite trace qu’ont fait mes palmes sur la porte. Cool, la maniaque ! Pour éviter tout moment gênant, en sachant que Gwen et Aude seraient sur place plus tôt, j’avais stratégiquement trainé : malgré tout, j’étais l’un des premiers sur place. Jeoffrey était présent en Cow-boy, avec ce qui ressemblait au pantalon de son frère qui fait de la moto. Il m’a dit que son chapeau valait plus de 1000 francs mais il se foutait de moi. Un chapeau, de cowboy ! Bref nous sommes allés nous occuper de la musique, j’avais amené ma pochette de CD des musiques de Gladiator et de Nirvana, ainsi que des cassettes de compilations (tu me connais j’ai laissé les plus inspirantes à la maison). 

En s’occupant de la musique, on n’avait pas besoin d’aller voir les meufs à la cuisine. Cédric faisait l’aller-retour entre les deux groupes, en se vantant de sortir son pistolet à billes de son costume de James Bond. C’était cool ! JC est vite fait venu nous voir quand il est arrivé (il était habillé en africain de souche) pour nous raconter que Lydia et lui avaient presque couché ensemble. Il aurait voulu nous en dire plus, mais le reste des filles était arrivé. Mélanie en danseuse de ballet, Aude en fée clochette (ma fée à moi) et Gwenaëlle en… Je ne sais pas, mais jolie ! Lydia était en africaine pour aller avec JC, et Chloé qui s’était pointée en retard, n’avait aucun déguisement. Par mimétisme avec Aude et Gwen, je fais semblant de ne pas l’aimer beaucoup, mais tu sais qu’elle est de plus en plus sexy… Et puis elle est cool, même si elle ne suit pas souvent le groupe.

Evidemment, comme je m’y étais pris à la dernière minute, mon costume (qui a fait sensation) n’était pas aussi photogénique que les autres. Difficile de concurrencer James Bond, Doudou la Savanne et un cow-boy ! Finalement c’était un plan assez moyen, j’avais trop chaud avec ce truc moulant, et je me sentais souvent à poil. Les filles avaient ramené du punch, pour commencer. Moi qui ai toujours cru qu’on disait « peunch », j’ai failli éclater de rire (mais comment savoir aussi, je ne suis pas martiniquais moi) plus d’une fois. Tout le monde a cru que je faisais semblant d’être saoul alors qu’en fait j’avais de petites crampes avec mes palmes. Mais ce n’était pas grave, parce qu’on a bien rigolé ensuite en faisant semblant d’être bourrés. Cédric l’avait déjà été, lui, il m’a même dit qu’il a déjà vidé une demi-bouteille de rouge avec son père. Moi je m’en fiche, j’étais le premier des garçons à fumer. Et même à revendre des cigarettes (il ne faudrait pas qu’on sache que c’est Chloé qui me les vend). Bref, c’était cool, et avec la musique on avait mis une sacré ambiance. Les filles sont ensuite allé faire la cuisine, parce que c’était un défi. Il fallait savoir si elles cuisinaient mieux que nous (on a fait le repas du lendemain). Evidemment, Aude était chez elle, alors elles ont pu faire un gâteau.

Chloé est quand même restée avec nous, à cause de la prise de tête avec Aude et Gwen sur le fait qu’elle n’avait pas de déguisement, et qu’en plus, ses parents venaient la chercher le soir. C’était débile, on voyait bien que Chloé était au bord des larmes. Nous n’avons pas trop su quoi faire, alors Geoffrey a proposé de nous apprendre à jouer au Poker, avec des billets de monopoly. Au début, on n’était pas très chaud, mais je me suis dit que stratégiquement, tout jeu qui pouvait être précédé de « strip » était bon à connaître. Bon, je t’avoue que je n’ai pas tout retenu, parce que Geoffrey et Cédric, qui connaissaient déjà les règles, n’ont fait que nous arnaquer du début à la fin. Moi qui me considérais comme un menteur accompli, j’en ai été pour mes frais. Les filles sont revenues avant la fin de la partie, et semblaient presque énervées qu’on se soit amusés. Lydia était rouge comme une coccinelle (pourtant JC jouait avec nous) et c’est Mélanie, la plus discrète des filles de la Terre, qui a relancé les conversations. Le Punch a rapidement été terminé, alors j’ai proposé de faire une photo pendant qu’on avait tous nos costumes (comme ça j’avais moins de remords à mettre autre chose ensuite).

Tout le monde a aimé mon idée, parce que j’étais le seul à avoir ramené un appareil photo. Au début, je m’étais mis entre Aude et Gwenaëlle, mais finalement on a changé pour mieux faire les idiots. Et en parlant d’idioties, c’est de nouveau Mélanie (il va falloir que je change de regard, elle a des idées géniales) qui a proposé qu’on fasse un défilé de mode. Au début, on se regardait bizarrement avec les autres mecs, mais c’était cool. On devait rester dans la grande chambre au rez-de-chaussée et utiliser la grande penderie que les parents d’Aude n’utilisent plus (il faut dire que pour passer certains trucs sur soi, il fallait avoir plus de courage que pour une tenue de plongée…). J’étais avec JC, qui boudait parce qu’il voulait se changer avec Lydia… Enfin, comme on dit, il y a des hôtels pour ça ! Lydia n’avait pas l’air d’être pressée, puisqu’elle s’est vite fait débrouillée pour être avec Mélanie. On était donc censés être par deux, mais au bout de quelques minutes c’était déjà n’importe quoi ! Aude a réussi à perdre un truc qu’elle est allée chercher dans la chambre avec Geoffrey pendant dix bonnes minutes.

Il y a aussi eu un évènement hautement érotique, mais dont personne n’a parlé ensuite (je n’étais quand même pas le seul à l’avoir vu ! Impossible ?). Gwenaëlle attendait Aude, avec son « habit de scène »,  habillée en russe, avec un énorme col de fourrure et un grand manteau en cuir, et même une chapka ! Cela dit, elle n’avait pas vu qu’un des énormes boutons s’était ouvert. Et en dessous… J’ai vu son sous-tif ! Je te jure, Marc va en pleurer de rage quand je lui raconterais. Je ne sais même pas si quelqu’un d’autre l’a vu, mais Cédric à côté de moi avait tellement l’air de ne pas y penser que je suis sûr qu’il n’a pas pu manquer ça : rouge, comme la couleur de sa robe du déguisement initial ! En dessous ? Je ne me lasse pas d’imaginer.

Lydia a fini par appeler Aude parce que ça sentait le cramé. C’était le gâteau, qu’à force de photos et de déguisements, on avait tous oublié. Chloé se retenait de rire, et Aude était rouge jusqu’aux oreilles, d’autant qu’elle n’avait pas retrouvé son truc (une histoire de boucles d’oreille). Geoffrey ne l’avait pas beaucoup aidée ! Du coup, nous avons retrouvé nos chances de mieux cuisiner que les meufs demain à midi. Nous sommes restés dans la cuisine le temps qu’elles finissent de faire leur salade de riz et de réchauffer le poulet qui allait avec. C’était quelconque, mais pas mauvais ! JC a tenté de faire manger sa part à Mélanie, qui n’avait rien voulu sans son assiette. Elle devait être malade, je ne l’ai pas vue manger plus de trois cuillérées d’affilée durant ces deux jours. Le repas était bien, mais Cédric a commencé à parler de chansons du moment, et j’étais complètement paumé. Il faut bien dire que les paroles d’ « Angela », ça me passionne moyen. Mais c’est à ce moment-là que la fête a basculé pour moi, et que j’ai sans m’en rendre compte brisé ma parole à Aude. Gwenaëlle m’a fait du pied ! A moi ! Elle agissait en toute connaissance de cause, je le voyais sur sa figure, faussement détendue mais les oreilles bouillonnantes. Elle déviait le regard, et plus je réagissais, plus je tentais de me convaincre que Gwen ne pensait pas simplement caresser le pied de la table. Impossible qu’elle se soit trompée !


Bon je sais que pour toi, je dois tout clarifier, tout expliquer. C’est bien Aude que j’aime, ça fait des années. Mais Gwen… euh… Est une fille ! Ca compte. D’autre part, Aude se rendra peut-être compte qu’elle voulait me garder pour elle, si je sors avec Gwenaëlle. Maintenant, je ne sais pas, mais sur le moment, j’ai envoyé valser toute autre pensée parasite. Tu sais, je crois que le destin m’envoie des signes évidents. D’abord cette vision extraordinaire de son sous-tif, puis elle me fait du pied : durant une nuit, les étoiles se sont alignées, je l’ai bien senti. 

mercredi 7 janvier 2015

Accusé (Episode 8)

Episode 8: K.O. debout

Disons-le immédiatement, je me sentais souillé rien qu’à la lecture de la lettre de Gwenaëlle. Avant même de m’attarder sur son contenu qui m’avait fait à la fois dresser les cheveux sur la tête et pleurer à chaudes larmes, je m’en voulais de l’avoir seulement lue. C’était si… Si intime ! Je n’aurais jamais seulement pu imaginer qu’un être humain puisse être aussi méthodiquement, mentalement et physiquement brisé. Cette violence intrinsèque et claire avec laquelle Gwenaëlle décrit les coups… Quelle horreur. Au risque de me répéter, à ce point de mon récit, je vous rappelle que ce n’est pas moi, Tristan, qui ait violé l’une de mes amies de collège. Imaginer la scène me donne la nausée, ne m’aurait pas excité pour un sou. C’est idiot, d’ailleurs, j’ai tout de suite tiqué lorsqu’elle a raconté cette scène terrible de viol. Même si ça avait été moi, rien ne se serait passé de cette façon. 

Pourquoi ? Eh bien parce que je déteste être dans le noir, pour commencer. Je suis absolument incapable de dormir sans un rai de clair de lune, une veilleuse ou tout simplement un volet ouvert. Alors agresser quelqu’un… Et puis, Gwenaëlle me prête une force que je n’avais pas alors. Maintenant oui, mais je n’ai commencé à me mettre au sport sérieusement qu’à l’université. A la fin de mes années de collège, je n’envisageais pas d’effort plus important que de pédaler jusqu’au bahut. Dans mes rêves, j’avais assez de bras pour porter Aude, qui était si aussi fine que le personnage de la fée clochette qu’elle incarnait. Rappelons qu’en plus je me voyais comme le chevalier servant de cette dernière. Violer Gwenaëlle, quelle idée !

Bon, d’un autre côté, je me suis longtemps félicité d’avoir obtenu cette lettre. En effet, j’ai vite compris pourquoi le Lieutenant Romanet en avait après moi. Du point de vue policier, c’était un cadeau du ciel pour leur affaire ! Voici un récit circonstancié, que personne ne viendrait nier parce que Gwenaëlle avait bien vécu un traumatisme fort étant adolescente, et que son entourage pourrait le confirmer. On allait me regarder comme le pire salaud de l’univers, mais au moins maintenant je savais pourquoi. C’était important, parce que j’aurais fini par m’énerver sérieusement sur toute une partie de la justice, sans savoir pourquoi, avant même que les audiences commencent. Nom d’un chien, ils avaient le matériel pour venir me chercher demain, si le plaisir leur en prenait ! Je vous avoue bien volontiers que je me sentais épié, même seul à mon ordinateur, les pieds froids à trois heures et quart du matin. J’ai immédiatement fait disparaître le fichier comme Bastien, mon ami hackeur, me l’avait recommandé. Et puis j’ai du attendre le matin, couché en attendant un sommeil qui n’est venu que beaucoup trop tard. Mon torse me lançait des vagues de douleurs qu’il était facile d’imputer à la fatigue et au stress que je subissais.

C’était aussi une réalisation du geste d’Aude. Lorsque votre meilleure amie décide d’en finir, et vous livre d’une telle façon le coupable de son mal-être depuis quinze ans, il y a de quoi perdre sérieusement les pédales. Comment aurais-je réagi à la place d’Aude ? Peut-être pas différemment. Bien sûr, j’aurais voulu qu’elle ne me tire jamais dessus, mais je comprenais mieux. Ou bien était-ce parce qu’il s’agissait d’Aude ? J’en étais à me demander si inconsciemment je n’éprouvais pas toujours une bouffée de sentiments adolescents pour elle, lorsque finalement le sommeil m’a emporté vers d’autres rivages. J’ai eu beau essayer de me lever avec Claire, qui partait tôt à son travail, mais je n’ai pas pu. Câline, elle m’a laissé dormir avant de quitter notre appartement sur la pointe des pieds. Ce nouveau matin n’a donc commencé qu’à onze heures et quart, lorsque je me suis relevé dans un sursaut, en plein soleil sur un lit vide.

J’étais bien réveillé, mais une partie de moi ne pouvait s’empêcher de penser que j’avais perdu ma matinée, car je n’avais toujours pas de véhicule. J’ai mangé un lourd petit déjeuner dans un silence oppressant, en repensant à cette fête d’halloween vécue par Gwenaëlle. Lorsque je l’avais lue, plusieurs souvenirs m’étaient remontés, mais ce n’était pas grand-chose, assurément. Je me souvenais avoir en effet caressé ses cheveux lors de cette sieste, sur une chanson d’Ace of Base. Bien entendu, de mon côté c’était un souvenir heureux, celui d’un moment de calme et de repos, passé en compagnie d’une fille (et ce n’était pas courant pour moi, à l’époque). Le pourquoi de ce geste m’échappait encore, par contre. Il y avait cette promesse de ne pas m’approcher des filles, qui m’avait marqué… Je restai là, la cuillère en l’air au-dessus de mon bol de céréales un long moment. C’était idiot, puisque je ne pouvais pas obtenir de réponses. Claire est revenue peu après, étonnée de mon humeur redevenue morose. L’arrivée du facteur, à midi quinze, n’a rien arrangé. Ma convocation pour un entretien à la police n’avait pas traîné. L’inspecteur Romanet m’avait tout de suite semblé avoir les dents longues, et il ne lâcherait pas prise facilement. J’avais quatre jours d’indisponibilité à cause de ma blessure par balle avant ce « rendez-vous » : il fallait absolument que j’en profite pour me disculper.

C’est pourquoi je n’ai pas lâché Claire, jusqu’à ce que ma fiancée accepte de me conduire, sur le chemin de son travail, au garde-meuble où étaient stockés tous les meubles, ainsi que les affaires de mes parents. J’étais si impatient d’aller fouiller cette véritable caverne d’Ali Baba à la recherche d’indices et de n’importe quel matériel permettant de me disculper, que je ne m’étais pas préparé au choc (pourtant prévisible) qui m’a assailli lorsque j’ai ouvert la première porte de garage. Il y avait cette odeur, qui surpassait celle de vieilleries entassées dans une cave. Une effluve brève et poignante : après deux ans dans ce garde-meubles, ces objets sentaient toujours « la maison ». Une demi-seconde durant, j’ai été replongé dans mon enfance, alors que je m’étais cogné sur quasiment tous les coins accessibles de ces meubles de lourd bois foncé. Un soupir plus tard, une pensée pour mes parents, et je refermais la lourde porte derrière moi. Je ne tenais pas à ce qu’un quidam remarque les objets entassés jusqu’au plafond, et en déduise qu’il y en avait pour une fortune. C’était le cas, d’ailleurs, la valeur cumulée de ce qui était précautionneusement entassé là dépassait sans doute celle des voitures garées dans quelques-uns des box mitoyens.

Armé d’une lampe de poche et de ma frontale aux piles bientôt déchargées, je m’étais doucement dirigé vers les différents composants de mon ancienne chambre. Celle que j’occupais enfant, dans laquelle j’avais passé des heures en tant qu’adolescent un peu prostré, et quitté à reculons lors de mon stage, en fin d’études. Je fouillai d’abord le bureau, posé à même le sol, et dont les tiroirs n’étaient retenus que par d’épaisses bandes de scotch. Il y avait là une mine de souvenirs en tout genres, des exemplaires de cours depuis bien longtemps oubliés, des polycopiés égarés au dernier moment et des lettres d’amour avortées. Un post-it « Je l’ai embrassée » qui m’a fait sourire, et plusieurs dizaines de feuillets griffonnés de dessins de personnages de mangas. Il faut bien dire que si je savais pertinemment avoir pris des photos de cette affreuse soirée, je n’étais pas à l’époque un modèle de rangement, ni même un passionné de clichés. Elles avaient du atterrir… Dans une boite de documents en vrac ? Cette fois, je dus ramper sous l’ancienne table du salon pour atteindre le bon carton. J’y trouvais, sous un nombre impressionnant de cartes d’anniversaires débiles (j’ai eu 18 ans comme tout le monde) un petit livret de photos qui contenait, défraîchies par la mauvaise qualité d’impression, celles que je recherchais.

Après ma lecture la veille au soir de la lettre de Gwenaëlle, j’eus la gorge serrée en regardant ces six photos. Elles ne révélaient rien, évidemment, sinon le bon moment que nous avions tous l’impression de passer. Il faut dire qu’un seul cliché était daté après l’agression. Il avait du avoir lieu lors de cette impressionnante bataille de coussins que nous avons partagé dans la chambre des filles. On y voyait clairement Aude, un coussin flou par la vitesse de frappe, JC et Cédric qui se protégeaient l’un-l’autre… Un souvenir vivant d’une scène en apparence innocente. Les cinq autres ne montraient pas grand-chose de plus. Un portrait de groupe quelques minutes avant notre arrivée, une photo des filles qui préparaient le gâteau, un cliché de moi portant l’un des gigantesques manteaux en vison lors de notre défilé de mode improvisé… Les deux restants étaient flous au possible. L’un semblait quand même montrer le groupe en train de chercher des partenaires pour les slows, tandis que l’autre révélait Geoffrey, flou, riant en ouvrant son sac de couchage.

C’était tout. En même temps, je ne savais pas trop ce que j’avais espéré. Peut-être un détail ? Bien sûr, entre le récit de Gwen et mes souvenirs reconstitués, je commençais à avoir une image assez précise de cette fameuse soirée d’halloween. J’allais rentrer pour tenter de les coucher par écrit, et je me souviens avoir commencé à fermer le carton. Un trousseau de porte-clefs en bloquait un des pans. C’est à ce moment-là que j’ai remué le contenu de ces vieilleries, et que trois à quatre feuillets sont apparus sur la lumière crue de la lampe frontale. Des pages d’agenda, en apparence insignifiantes. Mais mes mains s’étaient crispées, et mon cœur faisait des bonds formidables dans ma poitrine. Je m’étais souvenu en voyant ces pages, de la raison exacte qui m’avait fait les détacher de mon agenda. J’avais décidé, quelques jours avant la fête, de démarrer un journal intime. Décision qui n’avait pas duré, mais j’en étais certain, couvrait cette période. J’ai du fouiller une demi-heure de plus pour le trouver, en milieu de pile avec des cours d’allemand de ma période lycéenne. J’avais tellement mal au torse que j’ai cru successivement que mes sutures avaient lâché, que j’allais m’évanouir, ou qu’un caillot allait me laisser crever là, dans un garage fermé, tenant une faible preuve de mon innocence.


J’ai marché jusqu’à chez moi, juste pour me rassurer sur mon état de santé, qui en fait était catastrophique. Je n’ai pas eu la force d’ouvrir mon agenda avant le lendemain matin, après plus de 16 heures de sommeil ininterrompu. Et j’étais de nouveau alité, avec de la fièvre en prime. Je me suis fait enguirlander par Claire, le médecin, Marc qui était enfin rentré de vacances, et même la voisine recrutée par ma fiancée sur le tas, pour venir vérifier toutes les heures que je restais un bon patient. J’ai acquiescé, attendu que tout ce beau monde soit parti, et puis je me suis jeté sur mon agenda de l’année 2000-2001. Et tout était-là, dans ces pages de mon écriture manuscrite immonde à l’époque et pire aujourd’hui. C’était une époque où, influencé par les écrits d’autres adolescents (Anne Frank en tête), je tentais de rendre la vie au collège passionnante en n’en gardant que les aspects positifs. Heureusement, comme j’avais gardé un souvenir excellent de cette soirée d’Halloween, presque tout y était.

mardi 30 décembre 2014

Accusé (Episode 7)

Episode 7: Retour dans le passé (3), Simple violence
(Ceci est la suite et fin de la lettre de Gwenaëlle, voir post précédents)

Assise dans mon recoin d’ombre, silencieuse et immobile, le premier garçon que je vis fut Geoffrey. Je ne m’attendais pas à le revoir après votre entrevue, mais c’était lui, sans aucun doute. Il était allé dans la salle de bains, pour y passer de longues minutes. Instants que je passais immobile, à entendre ma propre respiration qui gagnait en proportions à mesure que le silence étendait ses bras sur l’étage tout entier. Mais une fois Geoffrey retourné dans la chambre masculine, le bal ne s’est pas arrêté là. Mon cœur battait la chamade alors que j’ai vu l’ombre d’un garçon se dessiner sur l’éclat de lune dans lequel baignait le couloir. Je m’étais persuadée qu’il s’agissait de Cédric. Qu’il me cherchait, qu’il ne pouvait y avoir qu’une seule raison pour laquelle il était sur le palier à cette heure. Sans un mot, dans la croyance idiote et naïve qu’il me reconnaîtrait, je m’étais glissée à ses côtés alors qu’il atteignait à son tour la salle de bains. Je ne le voyais pas, mais j’ai senti son sursaut, et surtout sa main qui agrippait soudain mon avant-bras. « C’est qui ? » a-t-il murmuré ? « Gwen », ais-je répondu dans ce qui était la dernière réplique innocente de ma vie.

Il ne m’a pas lâché l’avant-bras, au contraire. Il a immédiatement arrêté le geste que j’esquissais pour atteindre l’interrupteur, m’a plaqué sa large main sur la bouche en comprimant mon cou avec son bras, et m’a tiré sur le carrelage froid jusqu’à la grande cabine de douche. De là, se sachant à l’abri de mes cris et de l’arrivée d’un autre de nos camarades, il a déchaîné sur moi une violence à laquelle je n’ai pu trouver ni raison ni comparaison. Il m’a anéantie avec une rapidité que je ne pensais pas possible, en commençant par me couper le souffle jusqu’à ce que je ne respire plus que par un réflexe que seul un instinct primaire peut reconnaître. Il m’a bourrée de coups, tout en me tenant fermement, le tout dans une obscurité totale. Je n’ai pu ni me débattre, ni crier, ni m’échapper. Et même si à ce moment d’une noirceur immonde mon esprit ne voulait que s’enfuir, mon agresseur a tout fait pour graver son image dans ma mémoire. Il m’a violée, Aude. Fort, et bien plus longtemps que ce que l’on raconte sur les adolescents. 

Et tandis que les seuls sons qui me venaient à l’oreille étaient ceux de nos corps qui s’entrechoquaient, à la limite de la brisure, il m’a demandé de chuchoter son nom. C’était peut-être cela, sa victoire finale sur l’entièreté de mon corps et de mon identité : le fait de me faire répéter, syllabe par syllabe, Tristan, Tristan, Tristan, alors que sa jouissance arrivait à son paroxysme.

Il a pris soin de se retirer au dernier moment, me laissant souillée dans ma moitié de pyjama, roulée en boule sur la surface froide et sèche de cette grande cabine de douche. Il se levait lorsque j’ai tendu une main pour esquisser un geste, d’aide, de désespoir, je ne sais plus. J’ai atteint le carrelage rugueux du mur, mais Tristan s’est retourné d’un geste preste, et m’a coupé le souffle d’un simple coup de genou. D’un geste aussi naturel que s’il levait le pied devant une marche d’escalier. Jusqu’à cet instant j’étais brisée, mais c’est avec ce dernier déchaînement de violence calculée, froide et précise qu’il s’est assuré que je ne recollerai jamais les morceaux. J’ai compris sans le voir qu’il avait le visage tourné vers le mien, que si je faisais mine de bouger il pourrait augmenter encore ma douleur. Que si je parlais de tout cela, il pourrait s’arranger pour que personne ne me croie. Voire, pour que cela se reproduise. Il m’avait terrorisée à un point que je ne saurais expliquer, mais m’avait en même temps donné les idées claires avec ce dernier coup. Rien ne devait se savoir. Rien.

Une fois Tristan retourné dans sa chambrée, je ne saurais pourtant retrouver la ligne des évènements de la fin de la nuit. Je me suis retrouvée, quelques heures plus tard, serrant à m’en faire blanchir les jointures, mon sac de couchage dans notre chambre. J’avais réussi, sans savoir pourquoi ni comment, à nettoyer mon sang, à sécher mes larmes, à retrouver mes affaires. Restait à composer un visage de circonstance. Tristan avait été trop malin pour faire apparaître des ecchymoses qui soient visibles. J’ai fait ce que je savais faire le mieux à l’époque, tout en devinant le genre de bombe à retardement que cela pouvait devenir : j’ai intériorisé tout cela, l’ai placé dans une boite que j’ai refermée de force. Déjà, à cet instant, je savais que les souffrances qu’il m’avait causé seraient trop grandes pour que je puisse continuer de vivre avec un tel fardeau. L’acte final n’a peut-être jamais fait de doutes pour moi.

Les garçons ont débarqué dans une trombe impossible, surgissant sans gêne ni appréhensions dans notre chambrée, coussins à la main, juste avant neuf heures. S’en est ensuivi une bataille féroce que tu as menée, et que nous avons réussi à repousser jusqu’à leurs propres matelas. Enfin, ce n’était pas vraiment « nous ». J’étais une coquille, vidée de toutes ses forces. Tout juste capable de sourire pour rassurer le moment venu. Pourtant, après la soirée de la veille, personne n’avait de mal avec mon excuse : la fatigue pouvait facilement tout expliquer. Je me tenais à l’évidence loin de Tristan, mais ce dernier, qui faisait montre d’une nonchalance criminelle, faisait un point d’honneur à ne jamais s’éloigner de moi. Comme si nous devions sortir ensemble. Comme si ce cauchemar n’était pas destiné à se terminer. Le petit déjeuner aussi a été un calvaire, et lorsque Tristan a commencé à vouloir me faire du pied, j’ai prétexté des maux de ventre pour m’éclipser. Et en effet je me sentais très mal, mais c’était plus une sensation d’étouffement, d’oppression, d’enfermement.

Je pensais échapper aux autres toutes la matinée, mais je t’ai croisée dans le couloir, en remontant dans notre chambrée. Tu avais l’air passablement énervée, et nous avons discuté en confidentes de longue date. Tu m’as avouée alors avoir trouvé des traces de sang dans la douche. Une boule s’est immédiatement formée au fond de ma gorge, et j’ai failli alors tout avouer. Après tout, s’il restait des preuves, ce n’était peut-être pas mon âme damnée qui devrait faire son deuil, peut-être était-il possible de tout confesser, et de s’en sortir ? L’idée m’a traversé, mais tu me disais déjà que tu avais pris soin de tout nettoyer, et que tu suspectais Mélanie. Il y avait une activité ce matin-là, mais je n’y ai finalement pas participé, allant me coucher sans demander mon reste. Je ne pouvais voir personne sans me rétracter dans une coquille étanche de sentiments, un bouclier dressé contre ce monde extérieur si cruel. Il s’agissait, je crois, d’une sorte de questionnaire en chansons. Je ne me souviens pas plus du repas, que j’ai passé dans un état de semi-absence, résistant à l’envie de m’échapper à toutes jambes. Il ne me faudrait plus tenir très longtemps, car nous n’avions pas bride sur le cou pour toute la journée du dimanche : aussitôt le milieu d’après-midi arrivé, je pourrais m’échapper et espérer me reconstruire chez moi.

Pourtant, il a fallu que le sort, en la personne de Tristan, me fasse subir encore une épreuve. Comme si sa domination n’avait pas suffi, comme s’il ne m’avait pas assez anéantie, comme s’il fallait broyer les cendres qui résistaient encore au centre de ce brasier intense. Alors que quelques-uns, dont toi, Geoffey et JC, ainsi que Mélanie avez voulu regarder une des dernières VHS du moment, je n’aspirais qu’à revenir au calme, seule. Mais d’autres avaient mal dormi, et je fus rejointe pour une sieste par Lydia, Cédric qui s’endormit d’une seule traite en ronflant doucement… Et Tristan. Ce dernier, qui avait commencé par regarder la vidéo avec vous, s’en est apparemment vite délaissé pour venir me torturer. Opportun, il s’est couché à moins d’un mètre de moi, et je sentais déjà la chair de poule hérisser mes bras. J’avais le cœur qui battait à tout rompre, mais je ne pouvais rien faire. 

Il avait la vitesse, l’esprit, la violence pour lui. C’est la première fois que, les yeux fermés, je pensais à en finir avec la vie. A partir dans cet endroit où il ne pourrait pas m’atteindre. Mais il n’était pas idiot, et Tristan s’est contenté, après avoir vérifié que les autres s’étaient assoupis, de me caresser les cheveux. Il n’y mettait qu’une douceur qui démentait son geste, même si j’étais tendue comme si à chaque seconde, le coup allait suivre et tomber. Une frappe qui ne vint jamais, mais qui me faisait me mordre les joues d’une attente interminable. N’allait-il pas me balancer contre un mur ? Me violer à nouveau ? En me retenant de toutes mes forces, je n’ai pas pu contenir mes larmes. Peu à peu, je laissais couler sur mes joues l’amertume, la honte et la peur. Je sanglotais une vie passée, une ignorance qui n’appartenait plus qu’à une période à présent terminée.

Lorsque la « sieste » s’est terminée, je tremblais de la tête aux pieds. Tristan n’avait esquissé aucun geste, mais il me souriait comme un maître sourit à son chien qu’il vient de corriger. Il m’avait dominée, déchirée. Nous sommes tous sortis dans le jardin, afin d’attendre l’arrivée inévitable des parents. Et en tant que meilleure amie, je devais attendre la fin de cet interminable défilé. Je me suis isolée pour arranger mon visage, strié des marques de mes lourdes larmes. Ma détresse a du traverser les murs car tu m’as trouvée immédiatement. Et tu m’as tout de suite demandé ce qui s’était passé. Mais qu’aurais-je pu te dire ? Nous avions tous une vie, et pour l’instant seule la mienne était brisée. J’ai esquissé un autre sanglot, et puis j’ai prononcé son nom, comme on brise une malédiction. « Tristan… » ais-je dit. « Tristan n’a pas respecté sa promesse ». Je ne suis pas allée plus loin, consciente qu’un mot entrainerait un autre, dans cette chute interminable qui ne se terminerait que par un nouveau départ de souffrances. La police, tes regrets, un procès interminable et la peur, toujours la peur.

Peut-être as-tu compris qu’il y avait plus. Que Tristan n’avait pas juste brisé son respect de la promesse de ne pas nous draguer, de ne rien tenter envers nous. Tu étais maline et, faut-il le dire en tant qu’espiègle adolescente, suffisamment puissante. Je me souviens que tu as dans les minutes qui ont suivi et dans la plus grande discrétion, lancé une opération pour exclure Tristan de notre cercle d’amis. Quelque chose était brisé, lorsque tu m’as vue dans cet état de faiblesse, et tu l’as fait payer à Tristan le reste de l’année. En l’isolant. En le ridiculisant comme seule une fille de 14ans sait le faire. Sans relâche et jusqu’à ce qu’il n’approche plus aucun ni aucune d’entre nous. Dans un sens, j’ai cru longtemps que cet ostracisme pourrait me permettre de me reconstruire, que les mois sans lui me seraient bénéfiques. Mais détruire la menace n’est pas suffisant. La cassure était trop forte. Si tu as reçu cette lettre, tu sais de quoi je parle. Il n’existe pas de mots assez forts pour exprimer ce qu’il a pu me faire subir.

Voilà, Aude. Voilà qui termine mon récit de cette terrible nuit. Une histoire inachevée qui va prendre sa fin ici et maintenant. Tu étais, durant toutes ces années, la plus indéfectible des amies. Ne perds jamais ce sourire qui n’appartient qu’à toi. Je t’aime.

Gwenaëlle.


jeudi 11 décembre 2014

Accusé (Episode 6)

Episode 6: Retour dans le passé (2), mise en scène
(Ceci est la suite de la lettre de Gwennaëlle, voir post précédent)

Nous avions passé des heures à préparer un punch sans alcool, le premier d’une véritable suite de défis culinaires du haut de nos quatorze ans. Et c’était indéniablement un succès. Nous avions fait semblant d’être ivres, pour pouvoir singer ceux que ne nous prenions alors pour des clichés ambulants. Pour peu que quelqu’un en ait eu l’idée, nous aurions toutes et tous juré que jamais nous n’étions tentés de boire une seule goutte d’alcool de notre vie. En sachant très bien qu’il en était de même pour la cigarette, et que les plus aventureux d’entre nous y avaient déjà gouté, en y revenant régulièrement (Chloé était une experte en expériences interdites… C’est peut-être pour cela que je la détestais alors même que j’étais très introvertie). Le début de ces fêtes était toujours un mélange détonnant de non-dits et de moments de gêne avant que chacun accepte les autres. Je me souviens que tu avais un gros problème avec Chloé, justement. Elle n’était pas déguisée, n’avait pas vraiment prise l’invitation au sérieux.

Du haut de ton mètre cinquante (pas beaucoup plus, n’est-ce pas ?) tu avais presque réussi à lui tirer les larmes des yeux. En profitant d’un moment seules dans la cuisine, tu lui avais sauté dessus, pour ne plus la lâcher. Ce n’était d’ailleurs pas très discret, et je me souviens que plusieurs des garçons regardaient leurs chaussures d’un air concentré, tandis que nous les filles nous regardions d’un air scélérat : il y aurait beaucoup à discuter lorsque Chloé partirait, plus tard dans la soirée. Elle était la seule à rentrer chez ses parents ce soir-là… J’aurais bien fait de suivre le même exemple, mais nous ne pouvions pas le savoir, n’est-ce pas ? J’ai passé tellement de nuits chez toi, avant ce drame, que je ne pourrais les compter. Et seulement une ou deux ensuite, cauchemars éveillés pour lesquels je me suis réfugiée à tout prix au fond de mon sac de couchage malgré la chaleur, ma vessie et tout autre dérangement.

Une fois le niveau de boisson devenu critique, nous avons fait quelques photos de groupe, dans nos costumes qui avaient le mérite d’être tous différents. Et tous nous mettaient en valeur, si ce n’est celui de Tristan. Un plongeur, vraiment… C’était si déplacé ! Nous avons fait plusieurs clichés, sur ton canapé, en prenant à chaque fois des poses spéciales. Cédric était pour moi le plus élégant, avec son costume que l’on aurait cru taillé sur mesure, ses larges épaules et son menton carré qui le faisait ressembler au vrai James Bond de l’époque, Pierce Brosnan. Quant à moi, j’étais peut-être la plus observée par les garçons, comme s’ils s’étaient subitement rendus compte que derrière mes pulls de laine, il y avait une femme. Ou une fille, peut-être, avant la fin de cette terrible nuit. Nous avons ensuite fait deux groupes, et je t’avais suivi en cuisine pour élaborer un gâteau, accompagnée par Mélanie et Lydia. C’était censé être une activité pour tous, mais Chloé et toi aviez suffisamment de tensions entre vous, je crois, pour séparer tout le monde. Ah, et puis il y avait Lydia, qui souhaitait absolument nous dire quelque chose. Je ne m’en souviens plus, j’avais dû me laisser emporter par les sentiments que j’avais envers elle à l’époque. Je la trouvais puérile, capricieuse et vantarde. Comme si le fait d’être perpétuellement avec JC faisait d’elle une star par rapport à nous, pauvres adolescentes. Nous étions toutes un peu jalouses, c’est certain, mais elle poussait loin le bouchon dans ce domaine.

Il y avait comme un temps mort, puisque la moitié des participants de la fête s’étaient séparés. C’est Mélanie qui a eu la bonne idée de venir te voir pour proposer un défilé de mode. Nous nous sommes aidées au besoin d’une garde-robe de tes parents, qu’ils n’utilisaient jamais. Un véritable trésor de manteaux de fourrure, d’écharpes bigarrées, de cravates en tous genre et d’accessoires de beauté dont nous ne connaissions pas l’utilité. Le principe était simple. Par groupes de deux, nous nous isolions des autres, avec pour but de revenir avec l’ensemble le plus improbable. Je me souviens avoir beaucoup ri, mais pas de la teneur des uns et des autres. Tout juste ais-je cette image de moi, dans le grand miroir de cette penderie, habillée de pied en cap comme une femme russe, dos vouté, long manteau gris et une chapka trop grande pour moi à demi posée sur ma tête. Histoire, j’imagine, de préserver ma coupe de cheveux. Je m’étais sentie gênée aussi, par les regards parfois moqueurs que nous étions capables d’asséner aux autres sans y penser.

Il me semble que notre jeu s’est arrêté lorsque nous avons découverts le gâteau cramé dans le four. Je te vois encore pester en murmurant contre Chloé : votre petite altercation avant la séquence de pâtisserie t’avais fait oublier de mettre une horloge de cuisine. Il fut tout de même bientôt temps de passer à table. Nous avions mangé un délicieux gratin de pâtes, qui fondaient dans la bouche en même temps que nous devions littéralement jongler avec les fils de fromage dont nous avions empli le plat à profusion. Plusieurs d’entre vous, et surtout Lydia, aviez une conversation enflammée, dont je ne sais plus rien du sujet. Parce que vois-tu, Aude, je m’étais décidée. J’en avais fini avec ma timidité affreuse et qui me gâchait la vie. Dans ce déguisement de femme, je m’étais décidée à agir en tant que telle. C’est pourquoi, en repérant lentement à quel emplacement il était, je me suis mise à faire du pied à Cédric. J’avais sorti mes pieds de mes encombrants escarpins, aussi j’avais une sensation bien plus tactile que la normale. Evidemment, cette nuit-là a tout balayé, ce n’est pas difficile à comprendre, mais je crois que j’étais amoureuse. Et cette soirée d’Halloween, c’était un moment idéal pour passer à l’action. Tu avais toi-même appliqué le même concept avec Jeoffrey, n’est-ce-pas ?

Tristan était si aveuglé par son amour pour toi qu’il ne voyait pas votre manège, à tous les deux. Mais pour moi qui étais dans la confidence, c’était aussi évident que le soleil en plein jour. C’était peut-être ton attitude et tes propos sur lui qui m’avaient convaincue de passer à l’action. Dans tous les cas, Cédric ne me quittait pas des yeux, à table. Je le trouvais extraordinaire, capable de ne rien montrer tout en répondant de façon enflammée aux discrètes caresses que je faisais courir sur ses pieds, puis ses chevilles. Il ne bougeait pas, mais je sentais ses jambes se raidir et chercher mon contact. J’ai dû arrêter précipitamment, d’ailleurs, car JC s’est baissé à un moment donné, pour chercher je-ne-sais-plus-quoi sous la table. Par la suite, je me suis contentée de jeter des œillades à Cédric, qui faisait semblant de ne pas me remarquer, mais me glissait quelques sourires de temps à autres.

Il me semble que Chloé est repartie ensuite, cherchée par l’un de ses frères plus âgés ou ses parents. Aude, tu avais été d’une politesse glaciale qui n’’était pas passée inaperçue ! Chloé, pour sa part, faisait mine de n’en pas être affectée. Tout juste a-t-elle échangé quelques bises avec tout le monde, et un aparté avec Mélanie, avant de quitter la soirée. Je ne sais plus si c’est parce que nous étions déjà tous et toutes habillées, mais nous sommes allés faire quelques mauvais tours d’Halloween. Quémander des bonbons n’était pas encore la mode, en France, alors nous nous contentions de sonner, avant de déguerpir le plus vite et le plus discrètement possible. Et après quelques maisons, nous étions devenus des experts. Même Mélanie et moi, pourtant réticentes au début, nous sommes amusées comme des folles. Pour être plus efficaces, nous nous sommes séparés, non ? J’étais dans un groupe avec Cédric (que je ne quittais plus), Lydia et Jeoffrey, qui voulait rentrer plus tôt parce qu’il était mal habillé et qu’il avait oublié son chapeau de costume de Mario Bros. Nous vous avons entendu lancer des pétards, mais le temps qu’on arrive, vous vous échappiez du quartier en courant, alors nous sommes revenus chez toi.

Mes souvenirs sont plus flous sur la soirée dansante qui s’est ensuivie. Je me rappelle de nombreuses chansons de plage, les inévitables classiques des années 80. Je me souviens de JC, qui voulait danser un slow avec moi pour rendre Lydia jalouse, mais que j’ai refusé, pour me jeter dans les bras de Cédric. Ce dernier a fini par comprendre mon jeu, et la chanson que nous avons partagé, sur Céline Dion, reste l’un de mes derniers instants d’innocence béate. Il me tenait fermement, semblait ne jamais vouloir me lâcher, et esquissa une larme vers la fin de la chanson. Je voulais lui parler, mais sage comme toujours, j’ai préféré vouloir attendre le matin. Quelques-uns ont tenté de faire un jeu de questions et de défis, mais pour l’ensemble d’entre nous, nous tombions de fatigue ou faisions semblant de le faire.

Il y avait une chambre de filles, la tienne, dans laquelle nous nous étions rassemblées sur des matelas au sol entre toi, moi, Lydia et Mélanie. L’ancienne chambre de ton frère servait de dortoir pour les garçons, partagée entre Tristan, JC, Jeoffrey et Cédric. L’ambiance était très spéciale, entre ceux qui se sont endormis quasiment immédiatement, et d’autres qui n’ont pas fermé l’œil de la nuit. C’était mon cas. Et le tien, je m’en rappelle. Je t’ai vue t’éclipser sans faire un bruit sur le parquet, et les murmures que j’entendais dans le couloir m’avaient prouvé que tu n’étais pas seule. A un moment donné, je ne vous entendais plus, mais comme mon couchage était juste à côté de la porte, j’ai immédiatement tendu l’oreille lorsque la porte de la salle de bains s’est rouverte. A mouvements lents et souples, je suis sortie de la chambre, et j’ai attendu ton retour. T’en souviens-tu ? Je t’ai fait sursauter, puis je te devinais rougissantes et gênée malgré l’absence de toute lumière à l’exception d’un halo de clarté grise par l’unique et haute lucarne du couloir. Tu m’avais expliqué en trois mots que tu étais allée retrouver Jeoffrey, mais que vous n’étiez pas allé très loin. Que tu étais toute excitée. Après quoi tu t’es éclipsée sans mot dire dans la chambre, petite ombre furtive dans cette grande maison silencieuse.


Je suis restée assise, sur la moquette profonde d’un recoin du couloir, invisible et inaudible. J’étais plus calme là, avec le mur froid qui courait sur mon dos, que sur mon matelas, pourtant distant que de quelques mètres. C’est là que j’ai pensé attendre Cédric, que par une communication mentale, il se pourrait qu’il vienne, et que je puisse à mon tour le serrer, l’embrasser… Ce n’était pas une idée construite. Un sentiment, un désir, oui. J’ai fini au bout de quelques minutes par me traiter d’idiote, et j’allais me lever, lorsque quelqu’un est sorti de la chambre des garçons. 

dimanche 7 décembre 2014

Accusé (Episode 5)

Episode 5: Retour dans le passé, 1

Paris, le 4 novembre

Ma très chère Aude,

Lorsque tu auras cette lettre sous les yeux, cela voudra dire que je me suis finalement libérée. Il y aura de la tristesse d’abord, mais j’espère qu’à la suite de la lecture de cette lettre tu sauras me pardonner. Il y a des blessures qui ne peuvent cicatriser. Des démons qu’on ne peut pas exorciser. Des récits qui ne soulageraient ni l’âme ni les souvenirs du corps. Pourtant, si je ne me sens pas redevable à mes parents, à mes collègues, c’est en pensant à toi que je me sentirais coupable de partir sans explications. Ce que je suis sur le point de faire est trop sombre pour que je te laisse seule et sans lumière. Tu es ma meilleure amie, et mieux que personne tu es à même de me comprendre. Garde à l’esprit que ce n’est pas de ta faute, que c’est moi qui n’ai pas su me confier. J’ai tant de regrets, mais aussi trop de souffrances sur les épaules pour pouvoir avancer. Je suis à bout, ma belle Aude. J’ai survécu depuis l’automne 2001, mais je sais aujourd’hui que ce n’était qu’en apparences. Il m’a tuée, aussi clairement hier qu’aujourd’hui. C’est lui qui me traîne, dans mon esprit, vers la fin de ma peine. Tant d’années, j’ai lutté. A présent, je me rends. J’espère que tu n’auras pas trop de peine, et que tu vivras heureuse. Je te souhaite tout le bonheur que je n’ai jamais eu.

Te souviens-tu de cette fête d’Halloween ? Celle qui a eu lieu chez toi, lors de notre dernière année de collège. Si elle ne déclenche pas chez toi les mêmes souvenirs qui me réveillent toutes les nuits, les mêmes sanglots, la même rage impuissante, je pense que tu t’en rappelles suffisamment pour savoir qu’un changement s’est opéré chez moi à compter de cette nuit-là. Je n’ai jamais révélé la vérité, mais tout a changé cette nuit-là. Et cela rend chaque cristal de ce miroir brisé inoubliable à mes yeux. Impardonnable. Je pourrais narrer cette journée par le menu, comme si elle était passée la semaine dernière, et sans doute mieux… Car depuis, je ne vis que dans une brume épaisse. On m’a volé ma vie, Aude. Il me l’a prise et ne me la rendra jamais. C’est ainsi. J’ai voulu me venger, mais je suis trop faible. Aujourd’hui, il a tout, et je me rends enfin dans les limbes, après un trop long combat pour tenter d’en sortir. Alors je vais tout raconter. En commençant par le début, tout, de cette sombre affaire dont je ne me relèverai jamais.

Nous étions très excitées à propos de cette fête. C’était chez toi, et nous avions quatorze ans. Jamais nous n’avions attendues évènement avec autant d’impatience. Comme nous étions meilleures amies, j’étais venue t’aider à préparer la décoration du salon, ainsi que pour la cuisine, dès le matin du 31 octobre. Ce devait être un samedi, bien sûr, à moins qu’il se soit agi de vacances de la toussaint. Les autres étaient arrivés vers le milieu de l’après-midi. Il y avait Cédric, grand et beau avec ses cheveux qui tiraient sur le blond et son menton carré. Tu te souviens peut-être, mais j’avais toujours eu un faible pour lui, et ça ne s’était pas arrangé lors de cette soirée, parce qu’il était venu déguisé en James Bond. A quatorze ans, je n’avais jamais vue quelqu’un de notre âge dans un tel costume d’adulte, et j’avais du mal à me contenir. Il portait de fines lunettes de soleil, qui lui donnaient quelque part plus l’air d’un videur que d’un vrai agent secret, mais je m’en fichais. Cédric était toujours le plus gentil des garçons, toujours prêt à aider… Et avec cette part de mystère qui l’entourait. Au début de l’année, il avait été absent pour raisons médicales, et les autres mecs affirmaient qu’il s’agissait de quelque chose de sexuel.

Comme tu étais espiègle et rieuse, Aude ! Nous étions vraiment les meilleures amies du monde, mais j’avais parfois l’impression que tu ne grandirais jamais (au propre comme au figuré). Heureusement que tu en étais consciente, tu en jouais souvent. Comme pour ton déguisement, la fée clochette t’allait à ravir, heureuse dans le monde des enfants et refusant obstinément de changer. Enfin, c’était le message extérieur, car sous ces apparences de petite fille, tu étais devenue une femme. Malgré les attentions continues (voire vraiment maladroites) de Tristan, Jeoffrey était ton favori. C’était la première fois que tu l’invitais, je crois, lors de cette fête d’Halloween. Il te ressemblait beaucoup, avec sa petite taille et son sourire qui semblait se prolonger jusqu’aux oreilles. Ais-je pu encore sourire après cette soirée ? Vraiment m’abandonner à un fou rire aux larmes, sans que mon esprit reprenne les rênes pour m’empêcher de hurler sa détresse ? Je ne sais plus, et ça n’a pas beaucoup d’importance. Mais à l’époque je riais beaucoup, je te suivais dans toutes nos intrigues adolescentes avec une passion sans limites.

Jeoffrey était habillé… Je ne sais plus en quoi. Ca ne m’a pas beaucoup marqué. Il était arrivé en même temps que Mélanie, et j’avais remarqué ton froncement de sourcils, heureusement vite dissipé : leurs deux parents étaient dans le jardin, à se faire des amabilités. Mélanie était la grande perche qu’elle est toujours, même si elle a gagné en prestance à présent qu’elle est mannequin à Paris. Je me souviens qu’elle ne mangeait presque rien à l’époque, si ce n’est une poignée de riz et quelques coupe-faim sucrés à chaque fois qu’elle était sur le point de tourner de l’œil. Ca me révulsait à l’époque, jusqu’à ce que je traverse moi-même une période comme celle-ci, il y a moins de deux ans. L’anorexie a ceci de salvateur que l’on croit savoir pourquoi on souffre. On en connait les causes, et on croit garder le contrôle, la maitrise de soi. Même si c’est faux, évidemment, comme tout le reste. Mélanie, avec son acné et ses cheveux coupés au carré, ses petits seins et ses chaussures de ballerine qu’elle semblait porter partout et même en hiver… Elle nous faisait beaucoup rire, parfois à son insu. Mais elle était toujours pleine d’humour, et c’était une amie sans faille.

Tristan était arrivé, presque en retard, déguisé tel le jusqu’au-boutiste qu’il était. Chacun et chacune d’entre nous avait opté pour quelque chose d’adulte, de passe-partout et… D’intrinsèquement beau, puisque nous étions des adolescents ! Mais pas lui, Tristan avait choisi de s’habiller en plongeur, avec une combinaison intégrale, des palmes, un masque et un tuba assorti.

Tristan était amoureux de toi. Et le monde entier le savait depuis des années. Il venait au collège à pied parce que tu y venais à pied, s’arrangeait pour te retrouver opportunément partout où tu pouvais te rendre. Je crois encore sincèrement qu’il t’aimait. Peut-être que notre erreur à toutes a été de ne pas freiner ses intentions dès le début en lui disant clairement ce que nous pensions. Mais c’était le collège, enfin ! Alors il était devenu un ami, malgré nous, que nous avions laissé approcher dans nos cercles les plus proches. Avant Halloween, je l’aimais bien. Il était persuadé d’être un genre de chevalier blanc avec toi, Aude, pour unique princesse. Je ne chercherai jamais d’excuses pour son geste, car il m’a détruite quelques heures plus tard… Mais peut-être que nous l’avions poussé à révéler son caractère de prédateur et de salaud lorsque deux jours avant, nous l’avons fait promettre. Tu l’avais invité à la fête, en lui faisant jurer qu’il ne devrait pas tenter quoi que ce soit pour te draguer ou t’approcher, sans quoi nous allions toutes lui tourner le dos.

Chloé était arrivée quelques secondes après lui. A vrai dire, je crois que tu ne savais pas trop toi-même pourquoi tu l’avais invitée, parce qu’aucun des autres amis qui étaient là ne l’appréciaient beaucoup. Peut-être parce qu’elle habitait dans le même quartier ? Je ne sais plus, mais ça n’a pas d’importance. Tu avais immédiatement pâli, lorsque tu l’avais vue franchir le seuil de la maison de tes parents : elle n’était pas déguisée, portait le même jean déchiré qu’elle avait au collège, avec sa veste au col de fourrure que j’étais décidée à couper au ciseau s’il s’agissait d’un vrai animal.

Allons, même moi, j’étais déguisée ! J’avais réussi à vaincre ma timidité légendaire pour vêtir les seuls vêtements qui ne me faisaient pas sentir étrangère. Celle d’une future version de moi. Une version idéalisée, qui ne viendrait finalement jamais. Je m’étais maquillée comme une femme, habillée comme une diva, et avais chaussé des escarpins comme je n’en ai jamais remis. J’incarnais la femme fatale que je rêvais d’être. Mais ce sera pour la prochaine vie, car après cette nuit-là, je ne me suis plus jamais sentie femme. Seulement victime. Sale. Je n’avais alors que des regards envieux, sur ma robe, sur mes courbes, mes jambes, et j’en étais fière. Sans savoir que j’allais payer toute ma vie pour l’avoir enfilée. Les derniers invités à arriver étaient les inséparables, Jean-Christophe (Le JC, comme on disait) et Lydia. Ces deux-là ont été une évidence et une constante depuis les premières années de collège jusqu’à maintenant. Je les vois main dans la main dans la cour du collège, et depuis, mariés sur leurs photos via les réseaux sociaux… Je les vois vieillir ensemble avec le même sourire complice qu’ils avaient en passant ta porte dans cette soirée d’Halloween. Lydia, radieuse en beauté des îles, avait tout un arrangement floral dans ses cheveux. Sa robe était magnifique. JC, quant à lui, était déguisé en boubou africain, déguisement qui détonnait avec son teint pâle et ses cheveux de slave d’un châtain bouclé. Ces boucles, ce début de barbe adolescente… Nous étions toutes jalouses de Lydia, non parce qu’elle pouvait embrasser un garçon, mais parce qu’elle pouvait passer ses mains dans les boucles du beau JC et ne récolter rien d’autre qu’un énorme sourire. Ils étaient, et resteront dans mon esprit le couple parfait.


Je ne savais pas que, lorsque tu as refermé la porte derrière eux, la scène était déployée pour que se joue une belle soirée, et la pire nuit de toute mon existence. 

dimanche 30 novembre 2014

Accusé (Episode 4)

Episode 4: Marché interdit

Lors de ma dernière matinée à l’hôpital, un détail crucial m’est revenu, qui m’a donné une énergie incroyable. Je broyais du noir, justement parce que Paul était en vacances en ce moment et qu’il ne rentrait que trois jours plus tard. J’avais refusé qu’il abrège son voyage pour moi, mais à la fin, j’aurais voulu être un peu plus égoïste à l’avoir à mes côtés. Paul avait bonne mémoire. Peut-être qu’il aurait un ou deux éléments qui me permettraient d’en savoir plus. Mais ce n’est pas de lui qu’est venue la révélation. Non, c’était une infirmière, venue m’aider à mettre mon attelle. Elle m’a poliment interrogé sur Claire, notre vie de couple ensemble et sur mes parents, étonnée qu’elle était de ne pas les avoir vus en visite. Après quoi elle s’est traitée de maladroite lorsque je lui ai appris leur mort.

J’ai raconté la version courte, avec l’accident de voiture, ça suffisait largement. Celle avec les détails me serre encore régulièrement la gorge, malgré les deux années que j’ai eues pour en faire mon deuil. Mais ensuite, l’infirmière a tenu à me montrer une photo de sa propre mère qui avait passé l’arme à gauche un mois plus tôt. Et c’est là que ça m’est revenu. J’étais tellement habitué à prendre des photos avec mon téléphone, que j’en étais venu à oublier qu’en 2001, je ramenais souvent un appareil « jetable » aux grands évènements pour avoir plus tard des tirages papiers. La fête d’Halloween n’avait pas dû faire exception : quelque part, j’avais peut-être des clichés ! A l’époque, ma famille n’était pas très réceptive aux technologies numériques : afficher des photos sur un ordinateur était proche du comble de l’inutile si on ne pouvait pas les avoir au final sur du papier photo.

Une fois chez moi, je me suis mis à tourner en rond. Je n’avais pas le droit de conduire dans mon état, et le taxi de l’assurance ne permettait que de me ramener à l’appartement. Tant pis, il faudrait que j’attende quelques heures de plus pour le garde-meuble ou j’avais stocké, du sol au plafond, les affaires gardées de chez mes parents. Peut-être est-ce un peu plus facile dans les familles nombreuses, mais lorsqu’ils ont tous les deux été morts, je n’ai pas vraiment réussi à faire le tri de leurs affaires. Et ce que j’ai gardé ne s’est pas transféré chez moi comme un héritage… J’ai utilisé une partie de leur argent pour acheter trois garages attenants, et y stocker tout ce que j’avais pu ramener.

Il faut toujours me donner quelque chose à faire, sans quoi je finis régulièrement par élaborer une bêtise. Ca avait été le cas en attendant les résultats du BAC, lorsque je m’étais mis en tête de m’inscrire à une course de côte. Ou en patientant pour la réponse de mon premier contrat, quand j’ai commandé la réplique à taille réelle d’un monstre du film Alien vs Predator. Et devinez quoi ? Cette fois, je suis allé plus loin encore. Cette fois, j’ai cassé des frontières que je ne pensais pas devoir un jour approcher. Je pourrais mettre ça sur le compte d’Aude et du fait qu’elle m’avait tiré dessus, sur le dos de Gwenaëlle et de son viol. Mais à la vérité, je n’avais pas envie d’une vengeance… J’avais envie de savoir, et cette envie me dévorait. Etre chez moi, alors que je ne pouvais rien imaginer pour faire avancer l’affaire, ce n’était vraiment pas la bonne affaire. J’ai donc décidé que la seule façon de découvrir le fin mot de l’histoire, était de me procurer la version de l’histoire qu’avait rédigée Gwénaëlle avant de la poster à Aude. Je sais ce que vous pensez. Cette lettre était à la police. Oui, mais ça ne m’avait pas échappé.

Digressons un peu, et laissez-moi vous parler de Bastien. Notre rencontre fut un hasard, lors d’un trajet que j’effectuais pour la première fois. Je revenais d’une pendaison de crémaillère, à quatre heures du matin, le long de la départementale. C’était le plein hiver, avec une pluie chargée de neige, traitresse. Il faut aussi savoir que je suivais un copain, parti avant moi de quelques minutes. Mais au bout d’un quart d’heure de route, je vois quelqu’un me faire de grands signes sur le bas-côté, ainsi que la lueur orangée de ses feux de détresse. Je crois reconnaître mon ami, et je fais demi-tour pour aider le malheureux. Vous l’aurez deviné, ce n’était pas le copain en question, mais Bastien, qui avait fait un tonneau complet avec sa petite 106, incapable de redémarrer au milieu de la nuit, et perdu en rase campagne. Je m’étais assuré qu’il n’avait pas de blessure, l’avais hébergé chez moi, et le lendemain, nous étions comme de vieilles connaissances ! C’était une amitié spontanée, avec ce type plutôt fort en gueule, excepté pour un seul sujet, celui de son travail. Sa passion, son hobby. Il ne me l’avait pas confié facilement, ni lors d’une de nos premières rencontres.

Voyez-vous, Bastien est un pirate informatique. Il vit de sa passion, en débusquant des bugs dans des logiciels édités par les géants du net. Il repère les failles, se fait rémunérer pour proposer une solution, et souvent même avec de gros bonus pour ne pas ébruiter l’affaire. C’est l’un des « gentils » de cette branche, mais il travaille exactement avec les mêmes outils que les pires raclures… Ceux qui sont capables d’infiltrer des réseaux, de « sniffer » les conversations téléphoniques de quelqu’un, ou d’allumer à distance les webcams chez les gens. C’est d’ailleurs un paradoxe chez lui, il adore son travail, mais en déteste les potentielles applications… Raison pour laquelle il s’acharne à le faire bien, et qu’il est reconnu en tant que tel. Voilà pourquoi il n’aurait jamais considéré ma proposition, s’il n’avait pas pensé qu’il me devait quelque chose. En vérité, Bastien est persuadé qu’il me doit des faveurs. Pour lui avoir « sauvé la vie » (c’est lui qui en parle comme ça, pas moi !) lors de cette soirée d’hiver, puis pour l’avoir aidé à déménager, et même pour avoir dépanné sa mère. Il n’a pas le permis, et c’est moi qui l’ai conduise à l’hôpital, le jour où cette dernière s’était brisée le tibia en ratant une marche. On pourrait donc dire que j’avais un certain nombre de cartes en main.

Je suis allé chez lui en bus. Et il m’a accueilli comme un roi, comme à son habitude. Du thé, des biscuits au chocolat, de quoi me faire oublier le régime des trois jours précédents. J’ai bien pris soin de ne pas l’appeler avant de venir, ce qui l’a mis sur la piste. Il a beau être le plus sympathique, c’est un homme qui a ses habitudes. Il m’a percé à jour en quelques minutes à peine, en comprenant très bien que je n’étais pas venu pour lui faire des politesses. Pas avec cette météo, sans la voiture, et avec le bras dans une attelle qui me provoquait des démangeaisons énervantes.

-          Tu veux faire quoi ? Il me regardait, les yeux écarquillés
-          Je voudrais que tu pirates le réseau de la police, pour visionner un texte qui a été scanné.
-          Oui, j’avais entendu. Ca ne rend pas la chose plus facile à comprendre. Tu veux vraiment faire ça ? Toi ?
-          A vrai dire, j’aurais espéré que tu fasses la majorité du travail.
-          Arrête ! Je sais, je te dois une faveur. Je ne me débine pas, mais… Tu ne voudrais pas me demander autre chose ?
-          Non. Et puis, ne le vois pas comme une faveur. Je suis innocent, et on m’accuse de viol. Tu ne crois pas que la fin peut justifier les moyens ?
-          Ce n’est pas ça… Il va falloir qu’on y passe un peu de temps, sans quoi je risque de perdre mon boulot, ma connexion, et tout ce qui m’intéresse. Attends ». Il s’était levé, pour passer dans sa petite kitchenette. Il ouvrait les tiroirs, et il finit par se pencher pour prendre quelque chose tout au fond. Bastien en revint avec deux objets. Une carte mémoire, et…
-          Un couteau de boucher ? Tu as peur que je t’agresse, ou quoi ? Si tu ne veux pas le faire, dis-le moi simplement !
-          Non, ça n’a rien à voir. La carte mémoire est pour moi. Il y a des identifiants uniques dessus, pour que si on se fait repérer, l’investigation montre que ce sont des pirates russes qui ont fait le coup. J’ai aidé deux boites d’antivirus à les trouver, ces mecs, mais je me les garde sous le coude depuis un an et demi, juste au cas où. Je n’ai jamais pensé à m’en servir pour…

-          Tu peux le dire, tu sais. Pour détourner la loi et pirater la police.
-          Voilà.
-          Mais, le couteau ?
-          Ah oui, c’est vrai. » Il s’est levé, et me l’a tendu par la garde. « Le couteau, c’est pour toi, mon ami. Pour les trois prochaines heures, je suis ton otage. J’espère que tu es assez honnête pour dire que si on se fait prendre, je n’ai rien à faire dans tout ça ? »
-          Disons que je prends le risque… Ca va marcher, au moins ?
-          Tristan, tu me connais, non ? Contente toi de me dire précisément quel dossier tu veux. »

Après quoi Bastien s’est plongé dans du code. En une demi-heure, il avait mis en place assez de protections pour que personne ne remonte jusqu’à nous. Une heure plus tard, il avait un accès sur le réseau interne de la police. C’était le point le plus risqué, parce que les forces de l’Etat disposent de logiciels qui sont censés débusquer les intrus sur leur réseau. Il a fallu encore une heure pour déverrouiller l’accès au serveur et à la machine qu’utilise le lieutenant Romanet. Tout était là, et nous avions un contrôle total sur les données. Bastien était très fort, il ne m’avait pas menti. Et honnête ! Tellement que, une fois le dossier ouvert, avec les six éléments de l’enquête, il s’est reculé et m’a laissé faire ce que je voulais. J’avais devant moi la lettre de Gwénaëlle, le témoignage d’Aude, le mien, des photos du pistolet et deux documents écrits. Le premier était le rapport d’enquête concernant la mort de Gwénaëlle. Le second était les impressions préliminaires de Romanet sur le cas en cours… C’est-à-dire, sur moi.


J’ai été plus honnête, et plus raisonnable que tout ce à quoi je m’étais attendu. J’aurais pu tout faire, supprimer les scans, modifier les conversations, ouvrir le rapport du légiste. Et finalement, je n’ai fait que copier cette fameuse lettre. Six feuillets d’une belle écriture cursive. Après quoi je me suis moi aussi reculé, et j’ai annoncé à Bastien qu’il pouvait fermer nos accès. Il me regardait de près, et m’a posé la main sur l’épaule, crispée juste assez pour que je comprenne qu’il était heureux que je ne sois pas allé plus loin. Après quoi, dans une scène un peu hypocrite, nous sommes allés partager un second bol de thé, ranger cet énorme couteau à la lame brillante et la carte mémoire. J’étais à l’appartement à vingt-deux heures, et j’en avais pour la soirée à consoler Claire, qui ne savais pas ou j’avais bien pu disparaître. Je n’ai pas pu tenir tout la nuit, par contre. Une fois que ma fiancée a été rassurée, j’ai attendu une heure en observant le plafond de notre chambre. Pas question que je m’endorme, même si j’étais bercé par sa respiration douce et profonde. A la place de quoi, je me suis habillé en silence avant d’aller sur le canapé. 

J’ai allumé mon portable, et tout en me rongeant les ongles d’impatience, j’ai lu la lettre de Gwénaëlle.